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Eugène Dabit

A peine la rue Paul de Kock est-elle inaugurée qu’un autre écrivain vient s’y installer. Dès le mois d’octobre, Eugène Dabit emménage avec son épouse, Béatrice Appia, au n°7, dans une maison construite pour eux par l’architecte hollandais Hermanus Van Charente. La maison, qui existe toujours, dispose de vastes verrières : Béatrice Appia est artiste peintre et Eugène Dabit, qui a lui-même longtemps hésité entre le pinceau et la plume, l’a rencontrée à l’Académie de la Grande Chaumière en 1923/1924.

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Maison d’Eugène Dabit, rue Paul de Kock

Eugène Dabit est d’origine modeste. Son père était cocher-livreur et sa mère a exercé successivement plusieurs métiers : éventailleuse, femme de ménage, concierge… Né en septembre 1898 à Mers les Bains dans la Somme, où ses parents se rendaient chaque année, il a passé son enfance à Montmartre mais a connu très tôt Belleville, comme il le rappelle dans son livre Faubourgs de Paris : « C’était une joie, le dimanche, lorsque mes parents m’annonçaient que nous irions à Belleville, chez la tante Tollard. Elle tenait, en haut de la rue de Ménilmontant, un fonds de mercerie-papeterie où maman et ses frères, orphelins, avaient passé leur jeunesse. ». Cette tante lui racontait ses souvenirs de la Commune et sans doute a-t-elle contribué à l’éveil de sa vocation d’écrivain : « Ses récits chaleureux me changeaient de ceux que faisait à l’école un maître indifférent. Ils prenaient dans mon cœur la place que tiennent les histoires des aventuriers, des martyrs, des héros ; ce sont eux qui m’ont appris à aimer, à haïr, qui me poussent encore dans les rues de Ménilmontant ou de Belleville. ».

 

Dès qu’il a obtenu le certificat d’études, Eugène Dabit quitte l’école pour devenir apprenti-serrurier. Pendant la Grande Guerre, son père étant mobilisé, il doit pratiquer différents métiers pour subvenir aux besoins de la famille : il est laveur-balayeur de wagons, portier d’ascenseur à la station Lamarck-Caulaincourt, avant de s’engager en novembre 1916, malgré son jeune âge. Affecté dans l’artillerie lourde, il fait une dépression et tente de se suicider pendant une permission. Blessé à la jambe, il reprend le service comme radiotélégraphiste. A la fin de la guerre, il fait brièvement partie des troupes d’occupation de la Ruhr puis devient secrétaire-dessinateur au service de cartographie jusqu’à sa démobilisation en 1919.

 

C’est alors que commence la première partie de sa carrière, celle d’un peintre : il entre à l’Académie Biloul (un ancien élève de Benjamin-Constant), tout en s’associant à un autre artiste et ami, Christian Caillard, pour produire des tissus en batik. Commencée en 1922, cette activité remporte un certain succès et lui permet de poursuivre parallèlement sa vocation artistique. A l’Académie de la Grande Chaumière, outre sa future épouse, il rencontre le peintre Maurice Loutreuil autour de qui se forme le Groupe du Pré Saint Gervais, du nom de la rue où il habite, au n°20. Eugène Dabit lui-même, avant de s’installer rue Paul de Kock, vit dans le quartier, rue des Mignottes puis boulevard Sérurier.

 

Il relate dans Faubourgs de Paris ces deux expériences, qui illustrent bien la problématique du logement dans ce quartier parisien : rue des Mignottes, « Là où naguère s’étendaient des jardins, un entrepreneur de menuiserie avait édifié hâtivement une cité industrielle… Où chantaient autrefois des oiseaux, dix heures par jour retentissait le vacarme. ». Et le soir « la cité était un cimetière où la vie n’entrait plus avant l’aurore ». Mais, dans l’immeuble situé entre la zone et la rue de l’Orme, la situation n’est guère meilleure : « Deux trimestres ne s’étaient pas écoulés que la cité avait perdu sa fraîcheur. Les murs des escaliers étaient éraflés par les meubles ; des tracts révolutionnaires, des inscriptions grossières, des traces de doigts, les souillaient ; des trainées de couleur y dessinaient des paysages… Impossible de s’isoler. Des murs de carton, des portes mal jointes, des fenêtres ouvrant sur la galerie, des cabinets communs. Comment résister au désir d’épier son voisin ?... Habitations à bon marché – HBM – On y faisait bon marché des vies ! ». Tout n’était pourtant pas négatif et il y avait des moments heureux et de solidarité, liés à des destins individuels, mariage d’un voisin par exemple, ou à des évènements collectifs tels que le Quatorze Juillet ou le Premier Mai, lorsque les foules réunies sur la Butte Rouge brandissaient le drapeau rouge en chantant l’Internationale.

 

Eugène Dabit bénéficie du soutien de son ami Caillard et de la compagne de ce dernier, Irène Champigny qui expose ses œuvres dans sa galerie. Malheureusement, le succès n’est pas au rendez-vous et le jeune peintre semble avoir été surtout déçu par les commentaires de Maurice Vlaminck.

 

Sa carrière d’écrivain commence après la rencontre à la Galerie Champigny d’un jeune éditeur, Robert Denoël. Les parents d’Eugène avaient acheté en 1923 un hôtel au 102 Quai de Jemmapes, l’Hôtel du Nord, où il avait parfois travaillé comme portier de nuit, accumulant ainsi des images et des anecdotes qui lui inspirent son premier roman. Hôtel du Nord, publié en 1929 par Denoël, est aujourd’hui encore l’œuvre la plus célèbre de son auteur, traduite en plusieurs langues et portée à l’écran en 1938 par Marcel Carné, avec Louis Jouvet et Arletty.

 

Ce roman vaut à son auteur de remporter en 1931 le Prix du roman populiste. L’année suivante, il obtient une bourse de la Fondation Blumenthal et il est l’un des membres fondateurs de l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, section de l’Union internationale des écrivains révolutionnaires créée à Moscou cinq ans plus tôt. Il publie ensuite plusieurs romans et nouvelles, pour la plupart fortement ancrés dans le quartier Télégraphe.

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Affiche du film de Marcel Carné

Une thèse de doctorat de Carolyn Stott (Université d’Adélaïde, non publiée) consacrée à l’image du quartier s’intitule Belleville rouge, Belleville noir, Belleville rose. Eugène Dabit inscrit son œuvre entre ces trois pôles. Il lui arrive parfois, mais rarement, de céder à la « légende noire » de Belleville. Dans la nouvelle Nuit, par exemple, publiée dans le recueil Fauteuils réservés et consacrée à la rencontre fugitive de deux solitudes, son personnage s’engage dans la rue de Belleville, « une zone de silence qu’il savait chargée de misère, une région où avortaient toutes les fêtes. ».

 

Plus souvent, « rouge », il évoque les injustices sociales, disant de la rue de Belleville (qu’il appelle rue de Paris, effaçant symboliquement l’annexion de 1860) : « Aucun chemin qu’ait marqué davantage le malheur des hommes, où l’air soit plus lourd, plus grisante la pensée de la révolte. ». Il dénonce aussi l’avidité et le comportement de ceux qu’il baptise dans son roman Villa Oasis (dont l’action ne se déroule pas à Belleville mais à Montmartre et en région parisienne, à Chapelle sur Seine) les « faux bourgeois ». Personnages qui ne sont pas seulement de fiction, si l’on en croit la description qu’il fait de ses voisins du Hameau des Bois dans Faubourgs de Paris : « J’ai vu construire le hameau ; abattre des acacias ; raser, niveler, bâtir. Peu à peu, en désordre, ont poussé sur du sable les cages à hommes, modernes ou rustiques, décorées ou nues. Matériel de série, revêtements de ciment imitant la pierre de taille, deux épaisseurs de briques creuses. Grilles, balcons, volets, partout un mauvais souci d’art, les signes de la propriété… Cette fausse ordonnance, ces vertus, ce bonheur qui isole, pour moi sont fades. ».

 

Il porte un regard empreint de sympathie sur les habitants plus démunis, telle cette femme habitant 9 rue de Romainville dont la lampe, toujours éclairée au premier étage, l’obsède : « C’était dans cette maison, cette rue, ce quartier, l’unique lumière. Au reste, si fragile, qui toujours semblait menacée de mourir, et qui demeurait toutefois comme un phare, sensible, triomphante, dernier signe de vie dans un monde en proie à un lourd sommeil. » (La lampe).

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Fenêtre du premier étage au 9 rue de Romainville. La lampe n’y brille plus et l’immeuble (en rénovation) date de 1968. Le bougnat voisin a disparu.

Cette volonté de représenter les humbles est revendiquée dans un texte, Atmosphères de Paris, publié dans Ville lumière. Eugène Dabit y écrit : « Rien de plus émouvant, de plus désespérant aussi que leur existence, sans poésie ni révolte, ni rêve… Et c’est alors que me vient le désir de de les faire revivre, de les comprendre, de les aimer, moi qui leur ressemblais un peu, aussi de m’effacer devant eux, de les montrer nus, simples, confiants. ».

 

Sans doute le roman le plus inscrit dans le paysage est-il, en 1934, Un mort tout neuf. Celui-ci se déroule au Bar du Télégraphe, 263 rue de Belleville. En face, « C’est la rue du Télégraphe, la plus haute de Paris, dit-on, avec le vieux cimetière et les réservoirs de la Ville ; elle est large comme une place, provinciale, et deux fois la semaine s’y installe le marché » (c’est toujours le cas). L’auteur y analyse de façon clinique les effets d’un décès subit sur l’entourage proche du défunt.

 

Quant au rose, il est moins présent. Un chapitre de Ville lumière est toutefois consacré à Un bal à Belleville, « un endroit où, malgré les jours mornes que nous vivons, ne flotte pas une atmosphère d’ennui. », dans l’ancien lac Saint Fargeau, rue de Belleville, entre Télégraphe et la porte des Lilas. « Vers une heure du matin on part, les jambes coupées, comblés, heureux d’avoir brassé cette vie qui, toute une longue semaine, n’a été faite que d’efforts, de banalités, de servitudes. ».

 

Eugène Dabit est alors bien introduit dans les milieux littéraires. Roger

Martin du Gard lui rend visite rue Paul de Kock en 1928 et écrit : « Je n’ai

jamais rencontré un être aussi authentiquement artiste, il me montre ses toiles, les mêmes qualités que ses livres, honnêteté de vision, honnêteté de moyens, grande finesse de sensibilité, profonde chaleur amoureuse, presque câline, répandue dans tout ce qu’il fait. ». Jean Giono ajoute : « Dans une ou deux de ses lettres, il mit de petits morceaux de papier Canson avec de très beaux dessins humains et profonds, et je compris que je pouvais me composer le visage de cet ami lointain d’après ce qu’il m’envoyait là. Quand je le vis, je retrouvai dans certaines lueurs de son regard et dans les mouvements silencieux de sa bouche, pendant qu’il écoutait ce qu’on disait, les lignes pures de son dessin. ». Céline, en 1937, lui dédie Bagatelles pour un massacre.

 

En 1936, Eugène Dabit est invité en URSS, avec André Gide et quatre autres écrivains. A la veille de son départ, il écrit : « Je dîne avec Béatrice rue Paul de Kock. Est-ce la dernière soirée que je passe dans cette maison ? Oui peut-être, mais pas la dernière soirée que je passe auprès de Béatrice. Sauf si ce voyage en URSS m’est fatal. ».

 

Une phrase étrange, aux accents prémonitoires. Pourtant, le 12 août dans son Journal il écrit : « Dans quelques semaines j’aurai 38 ans, je commence à prendre pleine conscience de moi-même, de mes possibilités, de mes forces. ».

Le 21 août, à Sébastopol, Eugène Dabit pris de fièvres et de dysenterie meurt soudainement. Il est incinéré à Moscou et ses cendres sont rapatriées à Paris, où il repose au Père Lachaise.

 

Les tentatives de récupération politique de ses obsèques choquent : André Gide écrit dans son Journal : « L’assistance était nombreuse ; gens du peuple surtout et en fait de littérateurs, rien que des amis dont le chagrin était réel… Les discours de Vaillant-Couturier et d’Aragon ont présenté Dabit comme un partisan actif et convaincu. Aragon, en particulier, a insisté sur la parfaite satisfaction morale de Dabit en URSS… Hélas ! ». Jean Paulhan, dans une lettre à Marcel Jouhandeau, ajoute : « Dabit n’aurait pas voulu, ou je le connaissais mal, ces poings fermés, ces discours d’Aragon et de Vaillant-Couturier (VC allant jusqu’à dire, le sot, que le grand regret de Dabit avait été de ne pas tomber les armes à la main, en combattant pour l’Espagne), ce cortège concentré, haineux, en savates et en espadrilles. ».

 

La référence à la guerre d’Espagne avait du sembler d’autant plus incongrue qu’André Gide, dans l’appendice à ses Retouches à mon retour de l’URSS, mentionne une discussion houleuse entre Eugène Dabit et Jef Last, autre participant à ce voyage. En réponse à ce dernier qui disait préférer voir ses enfants mourir que tomber sous une domination fasciste, Eugène Dabit, s’emportant (ce qui était inhabituel) avait rétorqué que la vie est plus précieuse que tout. André Gide, qui avait écrit au début de son ouvrage : « A la mémoire de Eugène Dabit je dédie ces pages, reflets de ce que j’ai vécu et pensé près de lui, avec lui » fut d’ailleurs critiqué pour cette dédicace.

 

Quant à Béatrice Appia, elle avait une vision encore plus négative, déclarant à la Quinzaine littéraire en juillet 1989 : « On lui a fait le même coup qu’à Barbusse, oncle de Christian Caillard, qui allait reprendre sa liberté, empoisonnement puis incinération. ». Selon elle, son manque d’enthousiasme pour le régime soviétique (dont témoignait son silence à ce propos dans ses lettres) avait signé son arrêt de mort.

 

Aujourd’hui, le souvenir d’Eugène Dabit se retrouve dans les rues du quartier Télégraphe, mais aussi dans l’existence d’un prix littéraire, le prix du roman populiste portant son nom depuis 2012.

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