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Un Aristocrate révolutionnaire

Avant le quartier du Télégraphe : le château de Saint-Fargeau

 

 

Les débuts du village de Belleville et du hameau de Ménilmontant qui en dépendait sont assez obscurs. Le plateau où ils se trouvent était déjà occupé au néolithique et on a retrouvé en 1878, Porte des Lilas, les vestiges d’une villa gallo-romaine remontant au IIème ou IIIème siècle avant J.C. Comme le disait en 1892 Alexis Martin, auteur d’un guide du XXème : « Le territoire de cet arrondissement fut originairement un désert montueux et boisé. Là, comme dans les bois de Montmartre, les druides durent célébrer les mystères de leur religion. ». Connu sous le nom de Poitronville à partir de 1273, le lieu est appelé Belleville sur Sablon dès 1451.

 

Au XIVème siècle, un château fortifié occupe la colline des Lilas, non loin de l’actuelle caserne Mortier. Les potiers sont autorisés à puiser le « sablon », moyennant la remise au châtelain de quatre pots de terre et quatre deniers parisis, chaque année au lundi de Pâques. Cette coutume se maintiendra jusqu’au XVIIIème siècle.

 

Ce fief de Maulny, qui s’étendait sur Belleville, le Pré Saint Gervais, Pantin et Bagnolet, est démantelé après la Guerre de Cent Ans.

 

Sur une partie du domaine, qui correspond à peu près à l’actuel quartier Télégraphe, est bâti au XVIème siècle un château qui prendra plus tard le nom de Château Vieux. Les 50 hectares sont couverts de jardins, d’un parc, de potagers et de vergers, de zones de labour et de bois. En 1613, il appartient à M. Pomponne de Belièvre, Premier Président au Parlement de Paris. Son propriétaire suivant est Claude Housset, conseiller du Roi.

 

Un changement important intervient en 1695, lorsque la propriété est achetée par Michel Le Pelletier, qui sera Contrôleur Général des Finances de Louis XV entre 1726 et 1730. Elle prend le nom de Saint Fargeau après 1715, lorsque la famille acquiert un château de ce nom (qui existe toujours) dans l’Yonne. A Paris, une nouvelle demeure est construite à proximité du Château Vieux : le Grand Château.

 

A l’époque, le domaine, ceint de murs, s’étend de la rue de Romainville à la rue de Surmelin, de la rue Pelleport au boulevard Mortier. Son entrée principale se trouve à l’emplacement actuel de l’église Notre Dame de Lourdes, 128 rue Pelleport.

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Une église consacrée à Notre Dame de Lourdes a été construite en 1910 sur l’emplacement de l’ancien accès au parc et au château Saint Fargeau, 128 rue Pelleport. Cette église a été détruite en 1980 et remplacée par un immeuble d’habitation. Au rez-de-chaussée de cet immeuble se trouve l’actuelle église Notre Dame de Lourdes, de style contemporain, qu’il s’agisse de l’art du verre (maître verrier Éric Bonte) ou de la sculpture (Gilles Candelier).

Les deux châteaux se trouvent non loin des réservoirs de Ménilmontant. A l’angle des rues de Belleville et de Romainville, le seigneur du lieu crée le « Trou aux vaches », destiné à accueillir les corps des suppliciés qui auraient été condamnés par la justice de M. de Saint Fargeau. En réalité, comme son nom l’indique, il est utilisé pour ensevelir le gros bétail.

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Ancien plan de Paris où apparaissent le parc et le jardin Saint Fardeau. A noter, en haut du parc, la forme en triangle de l’enceinte, qui explique le tracé actuel de la rue de Romainville

Peu d’évènements notables sont à signaler même si, en 1754, l’épouse de M. Le Pelletier se plaint des voitures de plâtre qui, « par pure malice et mauvais dessein, font tout leur possible pour accrocher les carrosses qui passent par le même chemin, à l’effet de les faire culbuter, ce qui est déjà arrivé plusieurs fois. ». En 1763, la portion de terrain située entre les rues de Belleville et de Romainville est vendue. Alors que, jusqu’à cette date, le chemin arrivant du bas de Belleville devait contourner l’enceinte (ce qui explique la forme inhabituelle de la rue de Romainville), il est désormais possible de continuer tout droit. En 1776 sont vendus « tous les bois, futaies, taillis, arbres d’alignement, charmilles, buis et noyers… pour être coupés et abattus sans aucune réserve que celle des arbres fruitiers. ».

 

Le personnage le plus célèbre de la famille, Louis Michel Le Pelletier de Saint Fargeau, hérite du domaine en 1778. Né en 1760 dans une famille de magistrats, il a d’abord une carrière brillante mais classique pour un noble de robe : avocat, puis avocat général, enfin (en 1785) président à mortier.

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Louis Michel Le Pelletier de Saint Fargeau par Jean-François Garneray. Vers 1793.

 

Musée Carnavalet

Tout bascule à la Révolution. Élu député de la noblesse aux États Généraux en 1789, il devient président de l’Assemblée le 21 juin 1790. En 1792, il est élu député de l’Yonne et se montre un réformateur audacieux : auteur d’un projet de transformation de l’éducation (projet qui ne sera pas retenu), il défend (en vain là aussi) l’abolition de la peine de mort. Il a plus de succès avec sa proposition de rayer le blasphème de la liste des crimes et délits et de supprimer tous les titres de noblesse.

 

Sa célébrité est liée à la mort du Roi Louis XVI. Après la journée des Tuileries, le 10 août 1792, la famille royale a été incarcérée au Temple et la royauté est abolie le 21 septembre. Le Roi est accusé de haute trahison et son procès se déroule en plusieurs étapes, du 15 au 20 janvier 1793.

 

Les deux premières questions ne distinguent pas particulièrement M. de Saint Fargeau. A la première (le Roi est-il coupable ?) la réponse positive est en effet quasiment unanime. De même, une large majorité écarte l’idée de soumettre aux électeurs le verdict qui sera rendu par l’Assemblée. Mais, à la troisième question qui porte sur le choix de la peine, la mort n’est votée qu’à une voix de majorité, dont celle de M. de Saint Fargeau, ci-devant aristocrate.

 

Ce seul fait suffirait à le faire entrer dans l’Histoire. Mais, le 20 janvier, veille de l’exécution de Louis XVI, alors qu’il va dîner au Palais-Royal chez un restaurateur nommé Février, il est abordé par un individu qui, après lui avoir demandé s’il a voté la mort du Roi, le frappe d’un coup de sabre qu’il tenait caché sous son vêtement. Transporté chez son frère, place Vendôme, M. de Saint Fargeau y rend son dernier soupir.

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A gauche de cette gravure de François-Louis Couché, Philippe Pâris enfonce son sabre dans le corps de Saint Fargeau (« Esquisses historiques des principaux évènements de la Révolution », 1823)A gauche de cette gravure de François-Louis Couché, Philippe Pâris enfonce son sabre dans le corps de Saint Fargeau (« Esquisses historiques des principaux évènements de la Révolution », 1823)

Son assassin, un ancien garde du corps du Roi, Philippe Nicolas Marie de Pâris, est parvenu à s’enfuir dans la confusion. Le 28 janvier, il arrive à Forges les Eaux, sur la route de Dieppe où il s’arrête dans une auberge. Après avoir forcé sur la boisson, il se livre à des propos imprudents et il est dénoncé. Lorsqu’au petit matin du 29 on vient pour l’arrêter il se tue d’un coup de pistolet.

 

Pendant ce temps, la Révolution fait de Le Pelletier de Saint Fargeau (ou plutôt de Lepeltier, depuis l’abolition des titres de noblesse) son héros. Le corps du « premier martyr de la Révolution » est exposé place Vendôme avant d’être porté en grande pompe au Panthéon, le 24 janvier. Sa fille, Louise Suzanne, devient la première « fille adoptive de la Nation ».

 

Le peintre Louis David réalise un tableau qui représente sa mort et qui est exposé dans la salle des séances de la Convention Nationale. Il y a pour pendant un autre tableau de David, « La mort de Marat », aujourd’hui au Louvre. Le parallèle se poursuit aux îles de Lérins, rebaptisées îles Marat et Lepeltier.

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Le tableau de David, disparu, n’est plus connu que par une copie conservée au musée Carnavalet (et une gravure de Tardieu à Dijon)

Cette gloire n’est pourtant qu’éphémère. En 1795, son corps est retiré du Panthéon. Le tableau de David est rendu à son auteur, qui le garde dans son atelier jusqu’à sa mort en 1826. Il est alors acheté par Louise Suzanne qui n’hésite pas à débourser une somme considérable (100 000 francs)… Et nul ne l’a vu depuis lors. Selon la légende familiale, il serait dissimulé derrière un mur du château de Saint Fargeau dans l’Yonne. Il est plus probable que Louise Suzanne, devenue royaliste et soucieuse de « rectifier » la mémoire de son père, l’ait détruit.

 

Le démantèlement du domaine parisien s’accélère : le Château Vieux est vendu le 17 Vendémiaire An II (8 octobre 1793). Puis une partie du terrain est achetée en 1804 pour créer (à partir de 1809) le cimetière de Belleville et remplacer les précédents lieux de sépulture, situés autour de l’église Saint Jean Baptiste. Le cimetière s’agrandira en plusieurs étapes, tandis que le reste est construit. Les châteaux d’eau qui le jouxtent sont bâtis en 1862 et 1868 dans le cadre des grands travaux d’adduction d’eau du Second Empire. Le dernier vestige vert, le lac de Saint Fargeau, ouvert en 1859 en haut de la rue de Belleville, est une sorte de parc de loisirs jusqu’à sa fermeture en 1914. Alexis Martin, en 1892, le décrit de la façon suivante : « On y donne des bals, on y fait des noces et des repas de corps, les artistes du théâtre de Belleville jouent quelquefois sur une scène qui occupe le fond d’une grande salle, une flottille de batelets (sic) attend, sur la rive, les promeneurs qui veulent faire le tour du lac… Est-il utile d’ajouter qu’on y organise des bals ? Ne danse-t-on pas toujours à Belleville ? ». Populaire, il est aussi fréquenté par des personnalités du monde littéraire : George Sand, Alexandre Dumas, Paul d’Ivoi. Il accueille aussi des réunions politiques comme celle qu’Aristide Bruant organise en 1898 alors qu’il est candidat aux élections législatives (et sera battu).

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Dans le cercle, l’emplacement du lac Saint Fargeau, démembrement du parc, haut lieu de loisirs et d’activités politiques entre 1859 et 1914

L’autre château issu du démembrement du fief de Maulny, qui se trouvait à l’est du château de Saint Fargeau et portait le nom de château des Bruyères, propriété des Rohan, est vendu et loti à la même époque.

 

Aux yeux du visiteur pressé, rien ne rappelle plus ce passé, hormis le nom de la rue Saint Fargeau et un panneau explicatif installé par la Ville de Paris devant l’ancienne entrée du parc. Pourtant, la topographie même du quartier est encore empreinte de ces souvenirs : outre la forme de la rue de Romainville déjà mentionnée, les rues Haxo et Saint Fargeau suivent le tracé des allées du parc et la rue du Télégraphe correspond à l’ancien chemin de ronde.

 

Enfin, le souvenir des Le Pelletier de Saint Fargeau est inscrit dans un autre quartier de Paris. Dès 1688, ils avaient fait construire un hôtel particulier 27 rue de Sévigné dans le Marais.

En 1897, le musée Carnavalet voisin, créé en 1866 et déjà confronté à des problèmes d’espace, l’a annexé pour y installer la bibliothèque historique de la Ville de Paris. Depuis le transfert de cette dernière à l’Hôtel Lamoignon en 1968, l’Hôtel Saint Fargeau sert d’écrin à une partie des collections permanentes du musée.

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Escalier de l’hôtel Le Pelletier de Saint Fargeau, aujourd’hui musée Carnavalet

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